La psychose blanche, André Green, in La folie privée

La psychose blanche, André Green, in La folie privée, Chap. II L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique (1974) p.78.
 
 
 
La psychose blanche
 
 
Précisons ce que nous avons observé dans la « psychose blanche » : dans ce noyau psychotique sans psychose apparente, les relations que le sujet nous montre sont non pas duelles, mais triangulaires, c’est-à-dire que la mère et le père sont représentés dans la structure oedipienne. Cependant, ce qui différencie en profondeur ces deux objets, ce ne sont pas les distinctions de leur sexe, ni leurs fonctions. La différenciation passe par deux critères : le bon et le mauvais d’une part, l’inexistence (ou la perte) et la présence dominatrice d’autre part. D’un côté le bon est inaccessible, comme hors de portée ou jamais présent de façon suffisamment durable, de l’autre le mauvais est toujours envahissant et ne disparaît que pour un court répit. On comprend alors qu’il s’agit d’une triangulation fondée sur une relation entre le sujet et deux objets symétriquement opposés qui ne font qu’un. D’où l’expression de la bi-triangulation. La plupart du temps, on décrit ces relations en fonction des rapports amour-haine. Cela ne suffit pas. Ce que nous y ajoutons c’est l’implication de ces relations sur la pensée. En effet, la présence envahissante conduit au sentiment d’influence du délire et l’inaccessibilité à la dépression. Dans les deux cas, l’atteinte porte sur la pensée. Pourquoi ? Parce que dans les deux cas l’absence est impossible à constituer. En effet, l’objet toujours intrusivement présent, pénétrant en permanence dans l’espace psychique personnel, mobilise un contre-investissement permanent pour lutter contre cette effraction qui épuise les ressources du moi ou force celui-ci à s’en débarrasser par l’évacuation de la projection expulsive. N’étant jamais absent, il ne peut être pensé. A l’inverse, l’objet inaccessible ne peut jamais être amené dans l’espace personnel, ou en tout cas jamais de façon suffisamment durable, et ne peut non plus être formé sur le mode d’une présence imaginaire ou métaphorique ; cela serait-il possible un moment que le mauvais objet l’en chasserait. Et de même, si le mauvais objet cédait la place, l’espace psychique, qui ne peut être occupé que temporairement par le bon objet, se retrouverait entièrement dépeuplé. Ce conflit conduit à l’idéalisation divinisante d’un bon objet inaccessible (le ressentiment contre cette indisponibilité étant activement méconnu) et à la persécution diabolique par le mauvais objet (l’attachement que ce harcèlement implique étant également méconnu). La conséquence de cette situation, dans les cas dont nous parlons, n’aboutit ni à une psychose manifeste, où les mécanismes de projection se déploieraient largement, ni à une dépression franche où le travail de deuil pourrait s’accomplir. L’effet obtenu est cette paralysie de la pensée qui se traduit par une hypocondrie négative du corps et plus particulièrement de la tête : impression de tête vide, de trou dans l’activité mentale, impossibilité de se concentrer, de mémoriser, etc. La lutte contre ces impressions pourra plus tard entraîner une activité artificielle de pensée : ruminations, pensée compulsive de nature pseudo-obsessionnelle, divagations sub-délirantes, etc. (Segal, 1972). On serait tenté de penser que ce ne sont là que les effets du refoulement. Or ce n’est justement pas le cas. Lorsque le névrosé se plaint des mêmes phénomènes, nous avons de bonnes raisons de penser, comme le contexte l’y autorise, qu’il lutte contre des représentations de désirs refusées par le surmoi. Lorsqu’il s’agit d’un psychotique, c’est nous qui inférons l’existence de fantasmes sous-jacents. Ceux-ci ne sont pas, à mon avis, « derrière » le vide, comme chez le névrosé, mais « après » le vide, c’est-à-dire que nous sommes en présence de formes de réinvestissement. J’entends que c’est dans l’espace vide que se ruent dans un deuxième temps des motions pulsionnelles brutes ou à peine élaborées. La psyché de l’analyste, devant ces phénomènes, se trouve affectée par la communication du patient. L’analyste va répondre au vide par un intense effort de pensée, pour essayer de penser ce que le patient ne peut penser, ce qui se traduira par une activité psychique créatrice de représentations fantasmatiques pour ne pas se laisser gagner par cette mort psychique. Inversement, devant les projections secondaires de caractère délirant, il pourra éprouver de la confusion, voire de la sidération. Le vide a appelé l’afflux de plein, le trop-plein a suscité l’évidement. La recherche de l’équilibre des échanges est difficile à résoudre. Si, par l’interprétation, on remplit trop précocement le vide, on répète l’intrusion du mauvais objet ; si, par contre, on laisse ce vide tel quel, on répète l’inaccessibilité du bon objet. Quand l’analyste éprouve la confusion ou la sidération, il n’est plus en mesure de contenir le trop-plein qui se répand sans arrêt. Et quand enfin il répond à ce trop plein par une suractivité verbale, il ne fait alors, avec les meilleures intentions, que répondre par le « talion interprétatif ». La seule solution est d’offrir au patient l’image de l’élaboration, en situant ce qu’il nous offre dans un espace qui ne sera ni celui du vide, ni celui du trop-plein, un espace aéré. Un tel espace n’est ni celui du « ça ne veut rien dire », ni celui du « ça veut dire cela », mais celui du « ça pourrait vouloir dire cela ». C’est l’espace de la potentialité et de l’absence, car, comme Freud, le premier l’avait vu, c’est dans l’absence de l’objet que ce forme la représentation de celui-ci, source de toute pensée. Encore faut-il ajouter que le langage ici nous impose des limites, car bien évidemment « vouloir dire » ne signifie pas s’exprimer en mots véhiculant un contenu, mais a le sens, pour le patient, de chercher à transmettre une communication sous les formes  les plus élémentaires : une aspiration traduite par un mouvement vers l’objet, dont le but est lui-même des plus indéfinis. C’est peut-être ce qui justifie la recommandation de Bion (1970) : parvenir à un état sans mémoire, ni désir, sans doute pour se laisser habiter le mieux possible par l’état du patient. Le but à atteindre est de travailler avec le patient à une double opération : donner un contenant à ses contenus et donner un contenu à son contenant, mais en ayant toujours à l’esprit la mobilité des limites et la polyvalence des significations, au moins dans l’esprit de l’analyste. 

Parce que l’analyse est née avec l’expérience de la névrose, elle a pris pour point de départ les pensées de désir. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer qu’il n’y a des pensées de désir que parce qu’il y a des pensées, en accordant à ce terme une extension très large, qui inclut ses formes les plus rudimentaires. Il ne faut pas redouter que l’intérêt accordé aujourd’hui à la pensée procède d’une intellectualisation. Car l’originalité de la théorie psychanalytique, depuis les premières ébauches de Freud, est de lier la pensée à la pulsion. Il faut même aller plus loin et affirmer que la pulsion est la forme inchoative de la pensée. Entre la pulsion et la pensée, toute une série de chaînons intermédiaires et diversifiés, auxquels Bion a donné une formulation originale, prennent place. Mais il serait insuffisant de les concevoir sous forme de rapports hiérarchiquement étagés : motions pulsionnelles, affects, représentations de choses, représentations de mots communiquent les uns avec les autres et s’influencent dans leur structure. C’est même le propre des formations de l’inconscient. Mais l’espace psychique est contenu dans des limites, les tensions y restent tolérables et les réalisations les plus irrationnelles sont des succès de l’appareil psychique. Accomplir une réalisation de désir en rêvant est un accomplissement de l’appareil psychique, non seulement parce que le rêve réalise le désir, mais parce que le rêve est lui-même la réalisation du désir de rêver. On a souvent comparé la séance analytique au rêve. Cependant, si cette comparaison est justifiée, c’est parce que, de la même façon que le rêve est contenu dans certaines limites (l’abolition du pôle perceptif et du pôle moteur), la séance est contenue, elle aussi, dans les limites du contrat analytique. C’est cette contention qui aide au maintien de la fonctionnalité spécifique des divers éléments de la réalité psychique. Mais tout ceci, qui est vrai de l’analyse classique de la névrose, est sujet à révision dans les cas difficiles. 

 

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