(Suite) La position dépressive dans le développement affectif normal (1954-1955), D.W. Winnicott

La réaction à la perte

L’œuvre de Mélanie Klein a enrichi la compréhension que nous a donnée Freud de la réaction à la perte. Si un individu a atteint la position dépressive et que celle-ci est pleinement établie, la réaction à la perte est alors le chagrin ou la tristesse. Lorsqu’il y a une certaine faillite de la position dépressive, la perte entraîne la dépression. Le deuil signifie que l’objet perdu a été introjecté sur le mode magique, et (comme Freud l’a montré) il est alors soumis à la haine. Je suppose que nous voulons dire par là qu’il est admis au contact des éléments persécuteurs internes. Incidemment, l’équilibre des forces du monde intérieur en est bouleversé : les éléments persécuteurs sont renforcés et les forces bénéfiques ou de soutien sont affaiblies. Il se crée une situation de danger, et le mécanisme défensif qui amortit tout, produit un état de dépression. La dépression est alors un mécanisme de guérison : elle couvre le terrain de bataille d’une sorte de brume, permettant un tri à une allure réduite, laissant le temps à toutes les défenses possibles d’entrer en jeu, et à une élaboration de s’effectuer, de sorte qu’une guérison spontanée peut éventuellement avoir lieu. Cliniquement, la dépression (de ce type) tend à se dissiper ; c’est une observation psychiatrique bien connue.

 

Chez le sujet dont la position dépressive est solidement établie, il se produit ce que j’ai appelé les introjections du groupe C, ou souvenirs des bonnes expériences et des objets aimés ; c’est ce qui permet au sujet de poursuivre même sans le soutien de l’environnement. L’amour de la représentation interne d’un objet externe perdu peut diminuer la haine suscitée par cette perte à l’égard de l’objet aimé introjecté. C’est ainsi que le deuil est vécu et élaboré et que le chagrin peut être ressenti comme tel.

 

Le jeu de l’enfant qui jette les objets, jeu sur lequel j’ai insisté, est une indication de la capacité croissante qu’a l’enfant de maîtriser la perte, et c’est donc une indication pour le sevrage69. Ce jeu indique, qu’il existe un certain degré d’introjection

 

 

Le concept du « bon sein »

 

Enfin, examinons l’expression : un « bon sein ».

 

Extérieurement, un bon sein est un sein qui, une fois dévoré, attend d’être reconstruit. En d’autres termes, ce n’est rien de plus ni de moins que le fait que la mère maintient la situation dans le temps de la façon que j’ai décrite.

 

Dans la mesure où le bon sein est un phénomène interne (en supposant que l’individu soit parvenu à la position dépressive), nous devons appliquer notre principe des trois groupes pour comprendre le concept.

 

  • Groupe A. Il n’y a pas d’utilité pour le terme « bon sein » dans ce groupe. A sa place, nous nous référons à une expérience d’archétype, ou à une expérience instinctuelle satisfaisante.
  • Groupe B. Il n’y a pas de bon sein reconnaissable ici puisque, s’il est bon, il aura été dévoré, et avec plaisir, nous l’espérons. Il n’y aura pas de matériel relatif au sein reconnaissable comme tel. En grandissant, l’enfant dépasse ce matériel et élimine ce qui n’est pas nécessaire, ou ce qui est senti comme mauvais.
  • Groupe C. On peut enfin employer le terme « bon sein interne ».

 

Les souvenirs des bonnes expériences, où la situation a été maintenue, aident l’enfant à surmonter les brèves périodes de carence de la mère ; ces souvenirs fournissent d’abord la base de « l’objet transitionnel » et ensuite de la succession familière du sein et des substituts maternels.

 

Je souhaite rappeler aussi qu’une bonne introjection du sein est parfois hautement pathologique, que cela peut être une organisation défensive. Le sein est alors un sein d’une mère idéalisée, et cette idéalisation indique une absence d’espoir à l’égard du chaos interne et du caractère impitoyable de l’instinct. Un bon sein, qui se fonde sur des souvenirs choisis, ou sur un besoin de la mère d’être bonne, rassure. Ce sein idéalisé et introjecté domine la scène ; et tout semble bien pour le patient. Mais pas pour les amis du patient, car ce sein introjecté est mis en vedette, et le patient devient l’avocat d’un « bon sein ».

 

Les analystes doivent faire face à ce problème difficile : serons-nous reconnaissables, à notre tour, chez nos malades ? Nous le sommes toujours, mais nous le déplorons. Nous avons horreur de devenir chez autrui des bons seins internalisés, et de nous entendre vantés par ceux dont le propre chaos interne est maintenu de façon précaire par l’introjection d’un analyste idéalisé.

 

Que voulons-nous ? Nous voulons être dévorés, et non introjectés magiquement. Il n’y a pas de masochisme en cela. Être dévoré est le désir et même le besoin d’une mère à un stade très primitif des soins de l’enfant. Cela signifie que toute personne qui n’est pas attaquée sur le mode cannibalique a tendance à se sentir exclue des activités de restauration et de réparation des gens, et donc de la société.

 

Ce n’est que si nous avons été dévorés, usés jusqu’à la corde et exposés à des vols, que nous pouvons supporter à un degré moindre d’être aussi introjectés magiquement, et d’être rangés au rayon des conserves dans le monde interne de quelqu’un.

 

En résumé, il est très courant que la position dépressive, qui, si les circonstances sont favorables, peut être en bonne voie entre six et neuf mois, ne soit pas atteinte avant que le sujet arrive en analyse. En ce qui concerne les personnes plus schizoïdes, et tous les malades de l’hôpital psychiatrique qui ne sont jamais parvenus à une véritable vie du self ou à son expression, ce n’est pas la position dépressive qui est importante ; cela reste nécessairement pour eux comme les couleurs pour les daltoniens. A l’opposé, pour tout le groupe maniaco-dépressif qui comprend la majorité des personnes dites normales, le sujet de la position dépressive dans le développement normal ne peut être laissé de côté. Elle est et elle reste le problème de la vie sauf dans la mesure où elle est atteinte. Avec des personnes très saines, on la considère comme acquise et on l’incorpore à la vie active dans la société. L’enfant, qui est normalement parvenu à la position dépressive, peut passer au problème du triangle dans les relations interpersonnelles, le classique complexe d’Œdipe.

 

59 Exposé fait à la Société Britannique de Psychologie, Section médicale, en février 1954.

60 N.D.T. Le verbe to hold, tenir, maintenir, est traduit par maintenir dans cette expression.

61 C’est ici qu’il faut voir l’origine de la capacité d’ambivalence. Le terme d’ambivalence est utilisé maintenant dans le langage courant et implique alors que la haine refoulée a déformé les éléments positifs d’une relation. Il ne faudrait pourtant pas que cette façon de dire fasse négliger de considérer la capacité d’ambivalence comme une étape du développement affectif.

62 Permettez-moi de tenir compte ici d’une chose totalement différente, que je suis obligé de laisser de côté : l’agressivité qui n’est pas inhérente, mais qui relève de toutes sortes de persécutions contraires dues au hasard, lot de certains enfants mais non de la majorité.

63 Il ne faut pas oublier que je parle sur le plan clinique et que je décris des situations réelles de la petite enfance aussi bien que des situations analytiques.

64 Il n’y a pas de doute que la connaissance du fantasme a d'autres racines primitives, mais je n’en parlerai pas ici.

65 Je suppose que l’expérience instinctuelle était en accord avec les processus courants du moi, autrement il me faudrait examiner les réactions de l’enfant aux empiétements du milieu représentés par la tension instinctuelle et par l’activité réactionnelle.

66 Ceci est en accord avec des thèmes principaux du travail de Fairbairn (1953)

67 Cette idée correspond à celles qu’avance A. Freud (1952).

68 Voir l’article Fidgetiness, 1931.

69 En parlant du sevrage, il me faut laisser ici de côté toute référence au fait que derrière le sevrage on trouve la désillusion.

 

Source Psycha.ru

 

 

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